Marches cerealiers : une crise qui ne ressemble a aucune autre

Le secteur céréalier, bien organisé, fait front face à la crise. Et malgré des perturbations majeures, les prix alimentaires n’augmentent pas. Sur les marchés, le prix du maïs est en baisse de 9% alors que celui du blé reste stable et celui du riz est en hausse de 2%, malgré les inquiétudes des gouvernements et la nervosité des opérateurs. Des variations sans commune mesure avec les hausses de 2008, qui avaient provoqué les émeutes de la faim.

L’impact de la crise du Covid 19 sur la chaîne alimentaire mondiale est scruté en permanence par les responsables politiques et les économistes. En France et en Europe, on relève d’importants changements dans les achats des consommateurs confinés chez eux et les canaux de distribution alimentaires, et on observe avec inquiétude une baisse de la demande en viandes et produits laitiers, baisse qui, dans les secteurs de l’horticulture, des fruits et des légumes, s’ajoute aux difficultés de réunir la main d’œuvre nécessaire aux récoltes.

Malgré ces perturbations, les prix alimentaires à la consommation ont peu varié depuis le début de la crise. Ainsi, l’INSEE révélait le 15 avril que les prix des produits de grande consommation en France ont crû en mars 2020 de +0,1 % (au lieu de +0,2 % en février), dont +0,3 % pour les viandes et +0,1 % pour les autres produits alimentaires hors produits frais.

Au niveau mondial, et en dehors de quelques cas particuliers (Argentine, Soudan, Zimbabwe…), les prix alimentaires ont nettement baissé, ainsi que le révèle l’indice de la FAO publié le 2 avril, en recul de 4,3 % en mars par rapport à février, pour le 2ème mois consécutif. D’après la FAO, cette baisse, particulièrement prononcée sur les viandes et le sucre, est « essentiellement imputable à une contraction de la demande liée à l’épidémie de covid-19 ».

Une perturbation des marchés alimentaires donc, mais sans impact important sur les prix à ce jour. En 2008, la crise financière avait fait basculer une partie du monde dans une crise alimentaire qui avait conduit aux émeutes de la faim dans certains pays en développement. Rien de tel aujourd’hui, même si les médias s’agitent et les gouvernements s’inquiètent. Qu’en est-il des marchés céréaliers ?

En Europe et en France, la production de céréales fait front face à la crise. Les agriculteurs français, handicapés par un automne et un hiver trop doux et surtout trop humides, ont rencontré des difficultés pour semer leurs céréales d’hiver. Ainsi, la surface de blé tendre récoltée cet été n’atteindra que 4,6 millions d’hectares (contre 5 l’an dernier), son plus faible niveau depuis 2003, en baisse de - 7,5 % par rapport à l’an dernier. Ils s’attellent donc depuis mars à semer, fertiliser et protéger les cultures de printemps, sur des surfaces plus grandes que d’habitude et dans des conditions à nouveau difficiles car, après la pluie, c’est la sècheresse qui s’est installée depuis la fin mars.

Aidée par les mesures de priorité décidées par les pouvoirs publics et par son organisation collective bien rôdée, la filière céréalière se bat depuis le début du confinement le 16 mars pour résoudre ses problèmes logistiques. Alors que les transports maritimes et fluviaux ont été peu affectés (les opérateurs se sont vite adaptés à la réduction d’horaires des écluses), le transport ferroviaire a fait face à des blocages liés au droit de retrait des salariés, tandis que le transport routier a été impacté, surtout sur les longues distances, par la hausse de la demande, le manque de chauffeurs et d’aires de repos, et l’impossibilité de trouver des chargements pour les trajets retour. Ces problèmes ont été largement surmontés, et la chaîne fonctionne de nouveau à plein régime, notamment pour l’exportation en passe de battre des records, avec 21 Mt de blé tendre exporté à la fin juin, dont 13,2 Mt hors d’Europe. Ainsi, les producteurs céréaliers français, grâce à l’atout que représentait leur bonne récolte de 2019, ont pu répondre à la demande de blé en hausse dans le monde, notamment en Afrique du nord et en Chine, et apporter leur pierre à la sécurité alimentaire mondiale en cette période troublée.

Dans l’industrie, le seul secteur qui échappe totalement à la crise est la fabrication de semoule et de pâtes de blé dur, qui bénéficie d’une forte hausse de la consommation de pâtes liée au confinement, et s’est adaptée en augmentant ses capacités de production et en simplifiant sa gamme de produits. Pour les mêmes raisons, la demande est forte dans de nombreux pays alors que la récolte mondiale a été faible en 2019, à 35,6 Mt contre 38 Mt habituellement. Conséquence, le prix du blé dur est en hausse sur les marchés mondiaux et français. Une hausse modérée à 270 €/t FOB le 7 avril contre 255 €/t début février 2020, à comparer à des prix qui s’établissaient autour de 300 €/t entre 2010 et 2016, et qui avaient dépassé 500 €/t pendant la crise de 2008. Certains opérateurs imprévoyants et soucieux de leurs marges sont pourtant allés jusqu’à suggérer aux pouvoirs publics français de réquisitionner les stocks de blé dur, heureusement sans résultat.

En revanche, l’activité a nettement ralenti en meunerie (du fait d’une consommation en baisse en boulangerie artisanale et industrielle et malgré la forte demande en sachets de 1kg vendus en GMS) et en malterie, du fait de la chute de la consommation de bière.

Mais dans l’industrie céréalière, la forte crise est celle de la fabrication de bioéthanol, qui a vu ses ventes chuter sous le double effet de la dégringolade des volumes d’essence consommée et de l’effondrement des prix du pétrole qui limite le taux d’incorporation d’éthanol. L’impressionnante augmentation de la production de gel hydroalcoolique ne suffit pas à combler cette baisse. En France, la prévision d’utilisation du blé et de maïs pour la production d’éthanol est ainsi réduite d’au moins 200 000 t, ce qui représente une baisse de 50% sur 2 mois. Les usines tournent au ralenti et pourraient être mises à l’arrêt une fois les capacités de stockage saturées.

Sur les marchés internationaux des céréales, le contraste est total entre les fondamentaux du marché et les effets de la crise sanitaire. Dans le cas du maïs, et malgré une consommation qui dépasse la production et des stocks qui baissent depuis 3 ans, les prix ont baissé de 175 à 160 $/t pendant la 1ère quinzaine de mars, pour se stabiliser depuis, dans le sillage des cours du pétrole qui ont fait chuter la demande en bioéthanol sur ses deux principaux marchés, les Etats-Unis et le Brésil, et donc le prix du maïs qui représente un tiers de la consommation américaine de maïs.

Pour les deux céréales les plus utilisées en alimentation humaine dans le monde, le blé et le riz, les effets de la crise sont également venus percuter les fondamentaux, mais en sens inverse. Le blé, dont la production mondiale dépasse la consommation depuis 7 ans avec des stocks à un record représentant 40% de la consommation annuelle, voit, depuis le début de l’année, ses prix rester fermes et remarquablement stables entre 190 et 195 €/t sur le marché Euronext, après une brève baisse jusqu’à 175 € pendant la première quinzaine de mars. Cette stabilité tient aux craintes suscitées par la pandémie en termes de sécurité alimentaire, qui ont conduit certains pays exportateurs à restreindre leurs exportations pour éviter toute hausse sur leur marché intérieurd - décisions d’une portée limitée (Russie, Ukraine) ou annulées après quelques jours (Roumanie) - et plusieurs pays structurellement déficitaires comme l’Algérie, le Maroc, l’Egypte et l’Arabie Saoudite, à prolonger leur campagne d’importation pour reconstituer leurs stocks. Les prix à terme du blé pour la prochaine saison sont également fermes, car les prévisions pour la récolte 2020 dans les pays de la Mer noire sont à la baisse pour cause de sècheresse.

Pour le riz également, les disponibilités mondiales s’élèvent à des niveaux record, avec des ratios « stock final/consommation » historiquement élevés. Pourtant, les prix de mars en Asie étaient en hausse, pour le 3ème mois consécutif, de 2% sur un mois, là aussi sous l’effet de la crise sanitaire. Première raison invoquée, l’Inde où le riz est la base de l’alimentation de 1,3 milliards d’habitants et où le confinement a désorganisé la logistique et tari les exportations. L’autre cause est, comme pour le blé, l’inquiétude qui a poussé la Thaïlande, 2ème exportateur mondial, à suspendre ses exportations de riz en mars pour les reprendre en avril et le Vietnam, 3ème exportateur mondial, à stopper provisoirement ses exportations à compter du 25 mars pour limiter les prix sur son marché intérieur.

Mais le plus étonnant est peut-être justement la modestie de ces hausses de prix. En 2008, la crise financière de 2008 et la suspension par certains pays de leurs exportations avait conduit à un doublement des prix du blé et à un triplement de ceux du riz. Dans les céréales aussi, la crise actuelle ne ressemble à aucune autre.

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