Approvisionnements en engrais : une situation inquiétante, des mesures d’urgence nécessaires

La crise sur l’approvisionnement des engrais a commencé en 2021, et les livraisons d’engrais en France pour la récolte 2022 ont baissé de -8% pour l’azote, -23% pour le phosphore et -24% pour la potasse. Selon un rapport récent de la Commission européenne, la baisse de la récolte de céréales en 2022 est en partie due à l’impact négatif des prix des engrais sur les doses utilisées. La situation s’est encore aggravée depuis la guerre en Ukraine, qui a conduit à la fois à une explosion des prix et à une baisse de la production et des importations d’engrais azotés en Europe. La campagne d’approvisionnement accuse un net retard depuis juin, ce qui compromet la récolte attendue en 2023. Les agriculteurs français et européens demandent aux pouvoirs publics des mesures immédiates pour faciliter la logistique et les importations d’engrais, à commencer par la suspension des droits de douane à l’importation d’azote.

Selon les dernières prévisions de la Commission européenne, la récolte européenne de céréales pour 2022 est attendue en baisse de -7,8% par rapport à celle de 2021 et de -5,1% par rapport à la moyenne quinquennale. En France, selon nos estimations, la baisse serait encore plus nette, de l’ordre de -9% par rapport à l’an dernier et de -6% par rapport à la moyenne quinquennale. Cette baisse est essentiellement attribuable aux rendements : -6,5% par rapport à 2021 et -3,3% par rapport à la moyenne quinquennale en Europe. A ces rendements en berne s’ajoute une légère baisse des surfaces (respectivement -1,4% et -1,3%), malgré la dérogation au verdissement de la PAC qui permettait de cultiver les jachères.

Dans son dernier rapport sur les perspectives à court terme des marchés agricoles publié le 5 octobre, la Commission européenne met en cause à la fois la sècheresse qui a affecté une grande partie du continent dont la France, et « l’impact négatif des prix des engrais sur les doses utilisées ». Comment en est-on arrivé là ?

Dès le début de l’année 2021, donc bien avant la guerre en Ukraine et avant même la hausse du prix du gaz naturel qui est la matière première de base dans la fabrication des engrais azotés, les prix des engrais ont augmenté dans le monde et encore plus en Europe à cause de la combinaison de deux facteurs : la reprise économique post COVID, avec une demande en engrais momentanément supérieure à l’offre et une forte hausse des prix du transport maritime; et la situation particulière de l’Europe, qui, bien que fortement dépendante des importations, isole son marché des engrais par des droits de douane (6,5% sur l’azote) et des barrières antidumping pour protéger son industrie. Il en résulte une concurrence insuffisante sur le marché européen et un prix des engrais supérieur aux prix internationaux. A la différence des céréales, pour lesquelles les producteurs européens doivent vendre au prix mondial.

Ainsi, en juillet 2021, les prix de l’azote en France avaient augmenté de 34% (ammonitrate) à 58% (solution azotée) par rapport à ceux de janvier, alors que les prix du blé avaient…baissé de -7%. Les distributeurs et les agriculteurs ont alors retardé leurs achats d’engrais. Les prix continuant d'augmenter et compte tenu du rationnement imposé dès l’été par l’industrie et des difficultés logistiques, la campagne annuelle de livraisons d’engrais en France de juillet 2021 à juin 2022 s’est soldée par une baisse de -8% pour l’azote, -23% pour le phosphore et -24% pour la potasse.

Depuis mars 2022, la guerre en Ukraine a encore aggravé la situation, la Russie, le Belarus & l’Ukraine représentant ensemble habituellement 43% des importations d’engrais en Europe. En août 2022, les prix des engrais atteignaient trois fois ceux de janvier 2021 (x 2,9 pour l’urée x 3,1 pour l'ammonitrate et x 3,4 pour la solution azotée), alors que les prix agricoles avaient augmenté beaucoup plus modérément (+48% pour le blé). Si la Russie a redéployé depuis ses exportations d’engrais vers d’autres continents, l’Europe n’a pas réussi à compenser les volumes perdus en les important d’autres origines. La situation a encore empiré en septembre avec le quasi-arrêt des fournitures de gaz russe en Europe. Avec un prix européen du gaz atteignant 8 fois le prix américain, les producteurs européens d’azote ont interrompu l’essentiel de leur production d’ammoniac, d’urée et de solution azotée et réduit leur production d’ammonitrates.

Aujourd’hui, la campagne d’approvisionnement en engrais pour les distributeurs et agriculteurs européens et français accuse un net retard en volume, avec des prix stratosphériques, un rationnement des ammonitrates imposé par les producteurs européens et des importations inférieures à la demande pour l’urée et la solution azotée, bridées par les difficultés logistiques portuaires et les droits de douanes et antidumping que continue à s’imposer l’Europe…pour protéger des industriels dont la plupart des usines sont pourtant à l’arrêt. Rien n’est encore certain puisque les engrais s’utilisent essentiellement au printemps mais, sur l’ensemble de la campagne qui conditionne la moisson de 2023, une disponibilité insuffisante d’azote apparaît aujourd’hui probable. Avec, si les conditions climatiques s’avéraient favorables, une récolte qui serait pénalisée en volume et en qualité par la pénurie d’engrais, et des conséquences dévastatrices aussi bien pour la situation des agriculteurs que pour la sécurité alimentaire.

Dans cette situation inquiétante, une lueur d’espoir est venue de la Commission européenne qui a proposé le 18 juillet, répondant en partie à la demande de l’AGPB, de la FNSEA et du Copa-Cogeca, une suspension des droits de douane sur les importations d’ammoniac et d’urée. La décision est maintenant entre les mains du Conseil européen qui, lors de sa réunion du 28 septembre, n’a toujours pas réussi à s’entendre sur cette décision de bon sens pourtant urgente.

Les producteurs français de céréales et plus largement les agriculteurs et les parlementaires européens (Commission Agriculture) sont fortement mobilisés sur ce dossier stratégique. Au-delà des solutions à moyen terme (accroître l’efficience de la fertilisation azotée, faciliter la substitution partielle des engrais azotés minéraux par les engrais organiques, développer nos capacités de production d’engrais sur base d'ammoniac importé et d'ammoniac “vert”, adapter les règlementations et assurer une transparence du marché), des mesures immédiates sont nécessaires dans deux directions: suspendre ou supprimer les barrières tarifaires à l’importation d’azote, en commençant par l'adoption immédiate de la proposition du 18 juillet de la Commission, et assurer le bon fonctionnement du marché européen en facilitant les importations et la logistique des fertilisants.

(Article mis à jour le 18 novembre 2022)