Face à la crise que traversent actuellement les planteurs à cause de prix extrêmement bas liés à la dérégulation en Europe et à un marché mondial excédentaire, la CGB (Confédération générale des planteurs de betteraves) souhaitait ouvrir des perspectives aux producteurs en consacrant son assemblée générale le 18 décembre 2018 aux innovations économiques et techniques.
Au cours d’une première table ronde sur les défis du marché, dédiée à la conciliation entre local et global, la vice-présidente de la région Ile-de-France, Alexandra Dublanche a d’abord expliqué comment sa région tentait de lutter contre l’agri-bashing en réconciliant économie et écologie.
Après avoir rappelé que l’agriculture française restait en 2018 la première au monde en termes de durabilité au classement Food Sustainability Index The Economist, elle a souligné la crise qui n’épargne pas les grandes cultures franciliennes et la nécessité de ramener de la valeur aux producteurs et d’améliorer leur résilience. D’où le pacte agricole de la région à l’horizon 2030, qui comprend 5 axes:
-Préserver les terres et lutter contre le mitage
-Rajeunir et féminiser l'agriculture en soutenant l'installation des jeunes
-Aider à la diversification pour soutenir la chaîne de valeur
-Accompagner la transition écologique et énergétique, avec un développement du bioéthanol, de la bioéconomie et des énergies renouvelables à la ferme (photovoltaïque, méthanisation)
-Favoriser le « mangeons francilien » en structurant les filières et en développant la proximité et la qualité
Alexandra Dublanche a illustré cette action par plusieurs dispositifs régionaux nouveaux: un fonds de portage du foncier, un plan Bâtiments, une aide aux investissements innovants sur les exploitations et un soutien aux outils de transformation et à la marque "produit en Ile-de-France" qui concerne la farine, le lait, l'agneau, la volaille, la viande bovine, l'huile de colza et le sucre.
Sébastien Abis, directeur du Club Déméter, soulignait ensuite que les tendances démographiques et de consommation mondiales étaient favorables aux producteurs, avec une consommation annuelle de sucre prévue en augmentation de 185 à 225 millions de tonnes entre 2018 et 2030. Un tiers de la production étant exporté, dont 10 Mt vers l'Afrique du nord-Moyen Orient et 10 Mt vers la Chine et l'Inde, le contexte restera favorable aux 10 pays, dont la France, qui assurent 80% des exportations, à la condition que 4 facteurs clés de succès restent réunis: une production suffisante avec un surplus exportable, des clients partenaires, une action diplomatique inclusive et une coalition d'acteurs nationaux travaillant de manière concertée.
La France, qui exporte 55% de sa production de sucre (5,2 Mt en 2018-19), bénéficie d'atouts comme ses rendements élevés, la qualité des produits, l'expertise agronomique et la capacité d'innovation, mais doit aussi faire face à des défis: la reconnaissance de la dimension géopolitique, des objectifs partagés de souveraineté alimentaire et énergétique, et une organisation tournée vers les partenariats et la coopération.
Après un plaidoyer remarqué de Vincent Muller, chargé des énergies pour les Centres E. Leclerc, en faveur d'une accélération du développement du bioéthanol en général et de l'E85 en particulier, le président Eric Lainé concluait la table ronde en soulignant les efforts de la CGB en faveur de l'allongement des durées de campagne sucrière, de la production d'éthanol durable et du développement de la maîtrise des risques pour les planteurs face au nouvel enjeu de la volatilité. Les principaux instruments de cette gestion des risques sont l'épargne de précaution enfin favorisée par les autorités et l'instrument de stabilisation des revenus (ISR), prévu dans le cadre de la PAC.
La seconde table ronde était consacrée aux défis techniques à relever pour concilier économie et environnement. Alexandre Quillet, président de l'ITB, a détaillé les trois nouveautés à l'horizon 2030 pour permettre aux planteurs de s'adapter au changement climatique: semer en février si le risque de vernalisation s'avère suffisamment faible; maîtriser la recrudescence d'adventices sans disposer de l'ensemble de la gamme des herbicides capables de les contrôler; et maîtriser les ravageurs nouveaux ou existants dont les populations seront en hausse, grâce à des traitements de semences innovants.
A titre d'exemple de piste prometteuse, Alexandre Quillet citait l'utilisation des endophytes, des champignons vivant à l'intérieur des plantes herbacées et capables de synthétiser des alcaloïdes répulsifs envers les insectes ravageurs. L'autre exemple est celui du microbiote, composé de bactéries et de virus vivant en symbiose avec les végétaux cultivés. Incorporé à la plante par traitement de semences, il pourrait participer à sa nutrition et à sa défense contre les organismes nuisibles.
Hélène Lucas, conseillère scientifique du PDG de l'INRA et ancienne directrice de la recherche génétique, détaillait ensuite le programme AKER de recherche génétique sur la betterave à partir de marqueurs moléculaires. Ce programme ambitieux, conduit avec 11 partenaires dont l'ITB de 2012 à 2019 dans le cadre du Programme d'Investissements d'Avenir avec un budget de 18,5 millions d'euros, a pour objectif de réintroduire de la diversité génétique en provenance d'espèces sauvages et cultivées apparentées à la betterave. Le projet a permis d'identifier 15 lignées qui représentent l'ensemble de la variabilité génétique identifiée, et qui sont en cours de phénotypage sur un dispositif de 63 000 parcelles d'essai. En parallèle, les techniques de marquage moléculaire permettront à partir de 2020 de développer de nouvelles variétés.
Hélène Lucas a ensuite présenté les 4 principales voies d'innovation génétique applicables à la betterave:
-La sélection génomique, basée sur le génotypage et le séquençage à haut débit;
-Le contrôle de la recombinaison en méiose, qui consiste à faire varier la fréquence des "crossing over" sur l'ADN pendant la reproduction sexuée;
-L'identification des gènes impliqués dans les caractères d'intérêt agronomique et la compréhension de leur régulation;
-L'édition du génome, avec des nouvelles techniques de sélection ("NBT") du type CRISPR-Cas9 permettant de couper et de réparer l'ADN.
En conclusion, Hélène Lucas est revenue sur la directive européenne 2001/18 en regrettant qu'elle soit basée sur les techniques de sélection et non le produit obtenu. Etant donné qu'il est impossible de détecter l'origine d'une mutation végétale, spontanée ou par exemple via CRISPR-Cas9, le résultat, absurde, est que les variétés issues des nouvelles techniques de sélection pourraient voir leur culture interdite en Europe, alors qu'il sera impossible d'empêcher leur importation!
Enfin, Yves Madre, directeur de Farm Europe, concluait la table ronde en résumant les principaux enjeux de la réforme en cours de la PAC: concilier compétitivité et attentes sociétales en encourageant les investissements dans les exploitations, et limiter les distorsions de concurrence en réinstaurant une cohérence dans la proposition de la Commission qui accorderait aux Etats membres une flexibilité presque illimitée dans la mise en oeuvre de la PAC. Pour permettre aux producteurs d'investir, il énumérait alors les six "balises" d'amélioration du projet de réforme:
-Une lisibilité et une cohérence, avec au moins 65% du 1er pilier réservé aux paiements de base et au plus 15% à l'echoscheme
-Un renforcement de la gestion des risques (assurances et fonds mutuels) et une réserve européenne efficace en cas de grave perturbation des marchés
-Une base de référence européenne unique pour les exigences environnementales à travers la nouvelle conditionnalité
-Un ecoscheme incitatif à la transition économique et environnementale (agriculture de précision, numérique, agriculture intégrée)
-Des aides directes aux investissements de performance économique et environnementale et à la gestion des risques, représentant au moins 30% du montant du 2nd pilier
-Le fonds européen pour l'innovation, doté de 10 milliards d'euros, orienté non seulement vers la recherche mais aussi vers l'innovation dans les exploitations
Après un discours où Philippe Mangin, Vice Président de la région Grand Est et Ex Président de coop de France, se livrait à un vibrant plaidoyer contre l'individualisme et pour une alliance renouvelée entre coopération et syndicalisme agricoles, Eric Lainé concluait l'assemblée générale sur un rappel de la situation des planteurs: à cause de la baisse des prix, ils vont perdre 400 €/ha en 2018, ce qui représente à l'échelle de l'Europe 1,8 milliards d'euros de transfert de la filière vers la seconde transformation.
Pour sortir de la crise, les planteurs de betterave ont besoin d'un soutien urgent sur les plans technique et économique. En matière de protection des cultures, avec le contrat de solutions, des dérogations d'usage des néonicotinoïdes (comme dans 8 autres Etats membres) et une extension d'homologation de la flonicamide. Ils demandent également une évolution de la législation européenne sur les nouvelles techniques de sélection végétale. Sur le plan économique, et face aux distorsions intra-européennes et aux blocages des négociations sur les prix en France, il est indispensable de remettre en place un système de contractualisation équilibré entre planteurs et fabricants de sucre, ainsi qu'un pacte avec la coopération (qui représente 80% des sucreries) redéfinissant les rôles et les missions de chacun.
Nicolas Ferenczi