Stratégie Farm to Fork, les études confirment des impacts inacceptables

Bien que très diverses, les cinq études publiées à ce jour à l’échelle européenne sur l’impact des stratégies Farm to Fork et Biodiversité, et de leurs objectifs sur les pesticides, les engrais, l’agriculture biologique et les surfaces productives, confirment des impacts négatifs attendus sur les rendements, la production agricole, les revenus des agriculteurs et la balance commerciale.

Le contexte

Dans le cadre du Green Deal européen, la Commission européenne a publié le 20 mai 2020 deux communications sur les stratégies Farm to Fork & Biodiversité (« les Stratégies »), qui concernent la chaîne alimentaire et en particulier les agriculteurs européens.

Il ne s’agit pas à ce stade de propositions législatives mais du lancement d’un vaste débat, au cours duquel le Parlement et le Conseil européens sont invités à s’exprimer. Le Conseil a livré ses premières réaction politiques en octobre 2020[1]. La commission dédiée du parlement européen (PE) a adopté un rapport sur les Stratégies le 10 septembre 2021[2], qui devrait faire l’objet d’un vote en plénière le 21 octobre prochain. Sur ces bases, la Commission doit publier en 2022 ses propositions législatives.

A ce stade, les Stratégies ne sont donc pas juridiquement contraignantes. Elles doivent entrer en 2022 dans le processus législatif européen : débats au Conseil et au Parlement, définition de leurs positions et amendements, négociations en trilogue, accord politique puis finalisation. Dans le système européen, l’ensemble de ce processus ne peut prendre moins de 2 ans, d’où une mise en œuvre au plus tôt en 2024.

Les organisations agricoles européennes, et particulièrement l’AGPB, partagent les objectifs généraux du Green Deal, à commencer par la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans laquelle elles sont activement engagées, notamment à travers l’augmentation de séquestration du carbone dans les sols, et par le développement de la biodiversité dans les terres cultivées.

Néanmoins, les producteurs de céréales ont exprimé leur inquiétude sur quatre ensembles d’indicateurs et d’objectifs chiffrés à atteindre d’ici 2030, qui sont contenus dans les Stratégies :

  • Réduire de 50% l’usage des pesticides chimiques

Réduire de 50% les risques liés aux pesticides chimiques

Réduire de 50 % l’usage des pesticides les plus dangereux

  • Réduire d’au moins 50% les pertes de nutriments (azote et phosphore)

Ce qui réduira d’au moins 20% l’usage des engrais

  • Consacrer au moins 25% de la surface agricole à l’agriculture biologique
  • Consacrer au moins 10% de la surface agricole en éléments du paysage non productifs riches en biodiversité

De telles exigences, qui n’existent pas dans le reste du monde, risquent d’impacter fortement la production agricole, les revenus de producteurs, le commerce extérieur et les prix alimentaires. C’est pourquoi l’AGPB a dénoncé l’absence totale de cohérence des objectifs assignés à l’agriculture dans le cadre du Green Deal et insisté pour que soient respectés deux préalables :

  • Tant que les objectifs ne seront pas traduits en actes juridiques européens, ils ne doivent pas être introduits dans les législations existantes. Nous avons été entendus sur ce point, puisque les règlements adoptés le 25 juin 2021 sur la future PAC, qui entrera en vigueur en janvier 2023, n’intègrent pas les 4 séries d’objectifs des Stratégies.
  • Aucune proposition législative sur la mise en œuvre des stratégies Farm to Fork & Biodiversité ne doit être publiée avant que la Commission ne produise une étude d’impact précise et argumentée, demande qui rejoint celle du Conseil et du Parlement européen

Les études d’impact

Malgré les promesses faites au moment de leur publication le 20 mai 2020, la Commission européenne n’a toujours par publié d’étude d’impact concernant les stratégies F2F et Biodiversité. Elle a assuré qu’elle le fera, mais sans annoncer d’échéance précise, et en expliquant que les études d’impact porteront probablement sur chaque objectif de manière séparée et non sur leur effet cumulé, car cela serait « presque impossible ».

C’est dans ce contexte que diverses études d’impact ont été publiées depuis mai 2020 par des institutions autres que la Commission européenne.

● Le ministère de l’agriculture américain (USDA) a été le premier à publier, le 2 novembre 2020, une étude d’impact réellement documentée sur les conséquences pour l’agriculture et l’alimentation de l’adoption de trois des quatre objectifs des Stratégies. Basée sur le modèle d’équilibre général partiel GTAP-AEZ, elle prévoit, dans le scénario selon lequel les objectifs des Stratégies seraient mis en œuvre dans l’UE mais pas dans le reste du monde (de loin le plus probable à court et moyen terme), une baisse de -12% de la production agricole et agro-alimentaire de l'UE et une hausse de +17% des prix agricoles et alimentaires. L’ensemble se traduirait par une baisse de -16% du revenu agricole brut. En grandes cultures, l'impact serait nettement plus violent puisque le modèle prévoit une baisse des volumes produits de -49% en blé, -20% sur les autres céréales et la betterave et -60% en oléagineux. Les exportations agro-alimentaires européennes diminueraient de -20% et les importations augmenteraient de 2%. La hausse des prix alimentaires, significative dans le monde entier (+9%), aurait un impact important sur les populations les plus démunies, avec 22 millions de personnes supplémentaires en insécurité alimentaire, essentiellement en Afrique.

En mai 2021, Steffen Noleppa et Matti Cartsburg de l’institut de recherche berlinois HFFA a publié à son tour une étude, commanditée par Euroseed, centrée sur l’apport de la sélection variétale qui évalue l’impact des quatre séries d’objectifs des Stratégies sur la base d’une modélisation. Les auteurs concluent à une baisse de la production végétale de l’UE qui atteindrait -26% pour le blé, -22% en maïs grain, -23% en maïs fourrage, -24% en colza, -21% en sucre brut, -23% en pommes de terre et -20% en légumineuses.

En juin 2021, le COCERAL (négociants européens en grains) a publié une étude interne, renseignée par avis d’experts sans recours à une modélisation. L’étude, construite autour de scénarios qui dépendent de l’allocation des quatre objectifs des Stratégies entre les terres arables et les autres surfaces agricoles, fournit des fourchettes d’impact chiffrés sur la production des grandes cultures en Europe. Elle prévoit une baisse de production de -13 à -17% en blé, - 11 à -15% en maïs, -14 à -18% en orge et and -15 à -19% en oléagineux.

Tout récemment (9 septembre 2021), Christian Henning et Peter Witzke, de l’Université de Kiel, ont publié une étude commandée par le Grain Club allemand, beaucoup plus détaillée et basée sur le modèle européen CAPRI d’équilibre général partiel régionalisé. Si les quatre séries d’objectifs des Stratégies étaient mises en œuvre, la baisse de production en volume y est estimée à -16% pour l’ensemble de l’agriculture européenne, dont -21.4% en céréales et -20 % en oléagineux. Les prix augmenteraient dans toutes les productions, mais moins pour les céréales (+12,5%.) que pour le lait (+36%) et les viandes (+42%). D’où une hausse des marges brute en productions animale (+55 Mds€) et une baisse en production végétale (-21.3 Mds€), dont -5.8 Mds€ pour les céréales et oléagineux. Les consommateurs européens auraient à payer 70 Mds€/an de coûts alimentaires supplémentaires, soit 157 Euro par personne.

La balance commerciale agricole de l’UE passerait d’un excédent de +5 Mt à un déficit de -51 Mt. Pour les céréales, l’excédent actuel de +22 Mt se transformerait en un déficit de -6.5 Mt, tandis que les oléagineux verraient leur déficit aggravé de -17 à -22 Mt. Toutes les autres productions agricoles verraient aussi leurs soldes se détériorer. A cause de la baisse de production agricole, l’étude prévoit une réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’UE de -109 Mt CO2eq (-29%) Cependant, la baisse des exportations et l’explosion des importations alimentaires de l’UE se traduirait par des fuites de carbones massive, chiffrées à +54 M t CO2eq, qui annuleraient la moitié du gain obtenu. De plus, les changements d’usage des terres dans l’UE génèreraient des émissions supplémentaire de +50 Mt CO2eq.). Ainsi, l’effet des quatre séries d’objectifs des Stratégies sur le bilan en GES mondial serait finalement négligeable (-109+50+54 = -5 Mt CO2eq) !

Mais l’étude d’impact qui a eu le plus fort retentissement est l’étude du JRC, le centre de recherche de la Commission européenne, publiée discrètement en août 2021 par des auteurs insistant sur son caractère non officel. Comme celle du Grain Club, l’étude du JRC est basée sur le modèle européen CAPRI d’équilibre général partiel, mais ses conclusions sont moins pessimistes, sans doute à cause d’hypothèses introduites qui semblent très favorable pour les deux premières séries d’objectifs des Stratégies. Ainsi, les auteurs ne prennent en compte qu’une réduction de 50% de la balance azotée globale qui, grâce au progrès technique futur en agriculture, ne ferait pas baisser les rendements, et ils considèrent que l’objectif de réduction de 50% des pesticides ne diminuerait les rendements que de -10%.

Selon le scénario de l’étude qui ne prend pas en compte la future réforme de la PAC, la production de l’UE serait réduite de 15 % en céréales, oléagineux, bœuf, porc et volaille et de 10% en lait. L’effet combiné attendu d’une hausse des prix agricoles (céréales +8%, volaille +18%, bœuf +24%, porc +43%) et des baisses de production conduirait à de faibles variations de la valeur des ventes des agriculteurs (+8,6% en céréales) mais à des impacts forts et contrastés sur les revenus agricoles : -26% en céréales, +83 à +129% en viandes. La balance commerciale agro-alimentaire de l'UE se détériorerait fortement, avec pour les céréales une hausse de +39% des importations, une baisse de -38% des exportations, et une baisse de -46% de l’excédent commercial.

Comme le Grain Club, le JRC conclut que la réduction des émissions de GES dans l’UE serait en réalité largement compensée par l’augmentation des émissions dans le reste du monde : la réduction des émissions agricoles de CH4 et N2O dans l’UE est estimée à -15%, dont les deux tiers seraient annulés par l’augmentation des émissions dans le reste du monde entrainées par l’augmentation des importations et la baisse des exportations européennes.

Conclusion

Les cinq études publiées à ce jour à l’échelle européenne sur l’impact des Stratégies et de leurs quatre séries d’objectifs chiffrés sont très diverses dans leurs méthodologies et leurs hypothèses sous-jacentes. Leurs auteurs en soulignent d’ailleurs les limites. Les différences entre les résultats en termes de baisse de la production européenne s’expliquent notamment par l’importance variable des progrès techniques en agriculture prévus par les auteurs d’ici 2030 et susceptibles de freiner l’impact à la baisse attendu sur les rendements (pesticides, nutriments, engrais) et sur les surfaces productives (agriculture biologique, baisse des surfaces productives).

La Commission européenne ainsi que les défenseurs des Stratégies soulignent à l’envi que l’ensemble de ces études prennent pour base la consommation alimentaire européenne telle qu’elle est aujourd’hui, sans prendre en compte les éventuelles diminutions des pertes et changements de régimes alimentaires prônés par ailleurs dans le Green Deal, mais dont on peut s’interroger sur la faisabilité à court et moyen terme.

Malgré la diversité de leurs méthodes et de leurs résultats, les cinq études publiées convergent cependant sur de nombreux points, avec de forts impacts attendus :

  • Chute des rendements et de la production agricole. La production céréalière de l’UE connaitrait des baisses évaluées entre -15% et -50% selon les études et les produits (voir le tableau résumé ci-joint pour les grandes cultures) ;
  • Augmentation des prix agricoles et alimentaires dans l’UE ;
  • Baisse des revenus des procucteurs de grandes cultures ;
  • Hausse des importations, baisse des exportations, et dégradation de la balance commerciale européenne ;
  • Bénéfices environnementaux globaux très limités (GES) à cause de la compensation liée à la hausse de la production agricole dans le reste du monde.

Les objectifs chiffrés des Stratégies, s’ils étaient mis en œuvre, impacteraient tout particulièrement les producteurs européens de grandes cultures en réduisant fortement les volumes produits, peut-être de l’ordre de -30%. Une telle baisse de production pourrait empêcher la grande majorité des producteurs européens de céréales et d’oléo-protéagineux de dégager le moindre revenu[3]. Et ces nouvelles exigences, beaucoup plus strictes que dans le reste du monde, imposées à la production européenne sans bénéfice pour le consommateur, remettraient en cause la sécurité alimentaire de l’Europe au profit de produits agricoles importés.

Dans ces conditions, il parait indispensable de substituer aux objectifs chiffrés contraignants proposés pour 2030 par les Stratégies (baisse des usages des pesticides et des engrais, augmentation des surfaces en agriculture biologique, baisse des surfaces agricoles) des objectifs plus pertinents permettant d’obtenir les bénéfices recherchés sur l’environnement, la biodiversité et l’atténuation du changement climatique sans baisse de la production agricole.



[1] Conseil Agriculture a adopté le 19 octobre 2020 sa position sur la Stratégie F2F et le Conseil Environnement a adopté le 23 octobre 2020 ses conclusions sur la stratégie Biodiversité. Les ministres ont déclaré partager les objectifs généraux des Stratégies, sans s’exprimer sur les 4 ensembles d’objectifs chiffrés sur les pesticides, engrais, agriculture biologique et surfaces non productives, et en exigeant que la Commission fournisse une étude d’impact : elle doit « baser ses propositions législatives sur des études d’impact préalables basées sur la science », « prendre en compte l’effet cumulé des différentes propositions règlementaires » et « assurer la cohérence entre la stratégie F2F envisagée et la PAC, la politique commerciale et la stratégie Biodiversité »

[2] Le rapport du PE du 10 septembre ne soutient pas explicitement les 4 ensembles d’objectifs chiffrés des Stratégies mais semble entériner partiellement leur principe en demandant des ”objectifs de réduction contraignants pour les pesticides, les pertes de nutriments et les engrais”

[3] Leur revenu annuel est aujourd’hui extrêmement faible : 14 838 €/unité de travail familiale en Europe avant charges sociales en moyenne 2013-2019, source RICA/FADN : https://agridata.ec.europa.eu/extensions/FADNPublicDatabase/FADNPublicDatabase.html